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Mon autostoppeur prie. Il m’a demandé la permission, juste après s’être installé sur le siège passager pour faire la route jusqu’à Calama. Je n’ai pas compris immédiatement, hors contexte j’avais oublié ce que signifiait rezar. Il pose les mains à plat sur ses genoux, les lève à hauteur du menton et enfin les tourne vers le sol, je perçois sa concentration. Du coin de l’œil, je devine le léger mouvement de tête vers la gauche qui semble indiquer la fin de la séquence. Parfois, il en enchaîne plusieurs d’affilée. Ensuite, il reprend la conversation là où nous l’avons laissée. Les premières fois, je me laissais surprendre et ma dernière question restait en suspens, le temps de. Maintenant, l’échange est calibré, une ou deux questions-réponses, pas plus. Suffisamment pour s’informer. Il est turc, sa fille de 8 ans vit à Antofogasta, lui s’est installé dans plusieurs villes du Nord du Chili depuis deux ans, il cherche du travail maintenant qu’il a quitté son emploi de guide pour un tour operator. La subtile sensation d’incohérence dans ses propos tient-elle à ces hachures du dialogue ? A sa demande abrupte de savoir si je suis du signe des Gémeaux ? Passée l’étrangeté, s’installe un rythme presque idéal. Pendant qu’il prie, je regarde le désert rose pâle qui défile, dans un silence imposé, et l’interruption répétée de nos échanges leur évite de devenir des banalités. Pour une conversation d’autoroute, ce n’est pas si mal.

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Il a décidé de l’emmerder. Dans la rue d’abord, quand il l’a suivie en voiture, alternant insultes et propositions. Claire Dolan l’a semé. En entrant dans le café désert où elle lit en buvant son thé, ensuite. Debout contre la table il provoque, il s’énerve, il menace, conforté par la présence silencieuse de son acolyte. Elle lui renvoie son visage d’oiseau buté. Une silhouette se détourne au comptoir. Impossible de fuir et aucune aide en vue ; elle est seule. J’aime pas trop ta tête, je préfère ton copain. Lui, le défi l’excite, il attend la suite, le corps tendu vers l’agression. Tu le laisserais passer en premier? Il accuse le coup physiquement, sonné, ravale ses mots, recule. Les deux hommes sortent, elle souffle, longtemps. Impressionnée, je tente de comprendre. Comme si, en s’emparant avec ses mots de cet acte sexuel forcé qu’il brandissait, Claire Dolan avait retourné le rapport de force.

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Arrête ! Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi ! Même étouffés, les hurlements prennent tant de force dans l’ambiance feutrée de l’espace de consultation en sous-sol que je quitte mon siège pour chercher d’où ils viennent. S’il y a bagarre, peut-être faut-il intervenir. Au fond d’un couloir, je l’aperçois à travers la lucarne en plastique des portes battantes. Il paraît grand dans sa blouse blanche, charlotte bigarrée sur la tête, coincé contre le distributeur de boissons qu’il manque percuter du nez à chaque cri lancé à son téléphone. Seul. Sa rage exsude l’insupportable des mots prononcés à l’autre bout et l’impuissance à les arrêter. C’est lui qui s’énerve et pourtant on compatit, soulagé néanmoins par l’absence physique de l’interlocuteur ; sinon on s’inquiéterait de la suite des événements. Je retourne m’asseoir dans le silence des gens qui attendent, tristesse, fatigue ou colère remisées à l’intérieur. Il n’y avait personne à sauver.

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Ils promènent un chien et portent un short. Jamais ils n’ont marché jusqu’ici, elle en est sûre. La preuve, sur la photo qu’elle avait prise, la maison grise, celle qu’ils viennent de dépasser, se situait au fond. Lui croit bien se souvenir que si, pourtant, ils ont déjà atteint ce point, ils avaient même été au-delà. Elle crie, Non. Je retrouverai la photo et tu verras. Elle le domine d’une tête. Ils repartent tous trois en direction de la dune. Ils ont presque atteint l’extrémité des planches, déjà la couche de sable s’épaissit. Quelques mètres plus loin, là où les autres passants rebroussent chemin, ils s’arrêtent à nouveau. Elle gesticule, montre du doigt la mer au loin, puis la promenade, puis la maison. Il fixe l’horizon, le menton baissé. Il continue d’insister. C’est lui qui tient la laisse du chien. Ils restent là plusieurs minutes.

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Sur la table, au milieu des ouvrages féministes, L’infanticide, Collectif. C’est un court livre paru chez un petit éditeur. La préface en explique l’intention, née d’un énième procès mettant en cause l’ignoble folie de la mère. Il faut lever le tabou sur ces événements et déplier les multiples questions qui gênent, plutôt que de s’en dédouaner par des condamnations faciles. En ouverture, le témoignage poignant d’une femme incarne en quelques pages les enfants qui s’enchaînent tous les douze mois et l’extrême solitude, l’emprise brutale du mari et le vertigineux vide de paroles, l’impossibilité du refus et le psychiatre qui renvoie à la docilité domestique, les rumeurs du voisinage et la vision intolérable d’un avenir de grossesses se succédant à l’infini, la répétition des avortements mais que faire de ceux qui échappent et naissent quand même alors qu’on n’en peut plus ? Les brefs textes qui suivent exposent et dénoncent les motifs structurels, ceux qui rendent possible cet impensable. Pamphlet à charge contre une société où ces choses-là non seulement arrivent mais sont à la charge de la mère. Louable et digne effort de ces auteurs qu’on imagine des femmes, militantes et universitaires. Car on n’en sait rien, de qui elles sont. On a beau vérifier, page par page, incrédule. Aucun texte n’est signé, préface pas plus que chapitres. Aucun des membres du collectif – lui-même anonyme – n’est désigné, le témoignage est simplement daté. Les seuls noms que contient cet objet figurent dans la bibliographie. Etrange effet de cette absence totale d’identification dans un ouvrage qui veut révéler les non-dits. On suppose l’intention respectueuse et modeste de laisser les individualités à l’arrière-plan. Au contraire, cette invisibilité trouble et crée le doute. Faudrait-il encore se cacher quand on prend la parole sur ce sujet, alors même qu’on revendique de le faire exister ?

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Mais qu’est-ce que tu cherches à la fin ? Depuis 47 minutes, elle accepte les gros plans sur son visage ensommeillé, s’efforce de répondre de sa vie avec la réticence et la bonne volonté de qui cède à une enfant insistante. Finalement, Martha fixe sa bloody daughter et sa caméra. Tu voudrais qu’on parle, mais la réalité c’est qu’on a du mal. Tu vois, tu bailles, sourit-elle. Elle est tendre. Sans aucune envie d’examiner ses actions révolues, elle se prête à ce règlement de compte en douceur, tout comme sa fille assume, avec grâce, d’ignorer ce qu’elle cherche vraiment. Face à son père échouant une énième fois à la reconnaître juridiquement, Stéphanie Argerich montre ses larmes en même temps qu’elle admet le ridicule de son acharnement. Souvenirs, questions et non-dits se succèdent, sans résolution ni chute. Tout du long, nous envahit l’affection qui, elle, ne cesse de circuler.

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Excusez-moi, il y a un responsable de ce bazar? Le pas est revendicatif. Dans le silence de la place du Châtelet vidée de ses voitures, il a décidé d’affronter l’événement. Les trois jeunes gens serrent le rang. Tous, ici, partagent la responsabilité, dit le plus frêle qui se redresse avant de battre en retraite discrètement. Il faut quand même avoir conscience du bordel que ça crée. Savent-il le merdier dans Paris, les bouchons monstres, les gens coincés dans les bagnoles, la pollution ? Gilet orange ‘Non-violent’ et talkie-walkie pour toute contenance, les deux qui restent font front sans hausser la voix, justement faire prendre conscience, voilà l’objectif. Non, ce qu’il faudrait faire, c’est… La discussion est engagée et c’est lui qui conclut. Si je peux écrire Merde quelque part, je veux bien le faire. Il repart sur le boulevard vide avec sa cinquantaine, ses lunettes et son blouson de cuir, l’air content.

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La salle d’audience est petite mais pleine. On attend les prévenus, le président s’impatiente. En séance, si rien ne se passe, il faut suspendre. « Mesdames et messieurs, levez-vous », on aura vécu une suspension de séance dit ma fille. Ils finissent par arriver. Alignés dans le box tous les trois, chacun son flic derrière, on dirait des vieux garçons pris en faute. Assez expérimentés pour savoir que la bêtise est grosse, leur situation pas fameuse et le risque certain. Assez solidaires ou bien conseillés pour corroborer impeccablement les responsabilités respectives. Assez malins pour reconnaître leurs torts sans oublier de faire rire l’assistance à leurs dépens. Assez juvéniles pour voir, eux aussi, l’ironie de dévaliser une chocolaterie le soir de Noël. Le ballet de leurs récits est parfait. On le croit, que Nasser ne visait que le chocolat et a trouvé presque par hasard la recette en liquide de la veille, la fourrant sans réfléchir dans les poches d’Omar. On la voit, la bulle de colère et de chagrin où Nabil rumine sa dernière défaite conjugale, inaccessible au monde extérieur et en l’occurrence au larcin en train de se faire sous ses yeux. On la sent, la confiance d’Omar pour Nasser, qui rend toute question superflue, même au moment de monter dans sa propre voiture à 3h du matin pour faire un tour à Paris depuis le Bourget. Le contour de l’histoire émerge au fil des longueurs et répétitions du rappel des faits, l’enjeu de la vérité s’estompe. Lorsque la procureure sort de sa manche une valise de cambrioleur professionnel dans le coffre, l’effet tombe à plat. Qu’ils mentent! Ils le font si bien et sont si sympathiques. Au point qu’on préfère éviter d’entendre la suite, les plaidoiries, les mises en cause, tout ce qui rappellera qu’il s’agit d’une affaire. On se lève et on sort.

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La rame vide nous a débarqué dangereusement près du rebord du quai. Agglutinés aux livraisons précédentes de voyageurs, nous sommes nombreux, dix minutes avant neuf heures sur la ligne 13, un matin de semaine. C’est vous, le spectacle. Elle s’agite sur le quai d’en face, occupant tout l’espace dont nous manquons. Le débardeur brille de ses paillettes sur les reflets argentés d’une jupe droite. Je me paye de vos regards, ils sont gratuits et je les prends tous. Elle balance sac et talons au rythme de sa harangue, excessive. Son défi énergique et ravi rencontre notre silence stoïque de masse transbahutée. Le jeune garçon à côté de moi lève des yeux dérangés de son portable. Il est encore tout lisse, la transformation à peine amorcée, mais le mépris de son commentaire excédé déborde déjà de rancœur agressive. Saisira-t-il un jour combien le ridicule est rapide à se retourner ?

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Son bonnet est bleu soutenu, assorti au pull bleu marine qui accueille l’énorme ventre. Elle a passé l’âge d’être enceinte, on n’y pense même pas d’ailleurs. Quand elle est entrée par l’arrière du bus en poussant lentement un fauteuil roulant, la plateforme s’est abaissée puis est remontée en bipant. Le bruit a exhumé le bus 90 de Washington, vieux et fatigué mais dont la plateforme à bip, encore inconnue en France à l’époque, marchait à plein à mesure qu’on pénétrait dans les quartiers plus denses en personnes abîmées – et noires. Mi-caddie, mi-déambulateur, ce fauteuil-ci est agrémenté d’objets, dont une peluche d’éveil colorée. Elle le cale dans son espace puis se cramponne aux poignées pour aller s’asseoir près du conducteur. Elle nous fait face et les mouvements de sa bouche lui donnent un air intermédiaire. On pourrait y lire un léger handicap qui la laisserait en permanence bouche bée. Ou la croire un peu partie, à la façon dont elle mastique et se parle, le visage tourné vers la fenêtre. Elle est proprement mise, ses cheveux raides sortent sagement du bonnet. Quand les trois femmes se lèvent soudain pour rejoindre le fond du bus, je me demande pourtant si elles étaient gênées par une odeur. Elle regarde brusquement par la fenêtre, comme pour reconnaître les alentours par crainte de rater sa station. Où va-t-elle, à minuit passé, en route vers les beaux quartiers de Saint-Germain des Prés ?

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Elle est blonde et belle comme dans un magazine. Il est long et fringuant, et il aimerait comprendre. Pourquoi elle décline si souvent les soirées avec ses amis, l’autre jour par exemple elle aurait pu le rejoindre. Ses amis, sa famille demandent après Clélia. Ils aimeraient les voir ensemble. Deux fois seulement elle a déjeuné avec sa mère. Mais ta mère, c’est tous les jours. De son coin de terrasse, elle se défend pied à pied. Le visage fermé et le regard fixé sur le trottoir. Comment répondre que c’est vrai, elle n’en a pas envie, elle préfère ses amis à elle et qui peut lui en vouloir ? Elle contourne l’indicible. Après tout, il la sait réservée et lui non plus ne s’associe pas toujours. La discussion s’enroule autour des sociabilités, sans espoir de résolution. Elle ne lâche rien. Tout du long, les questions dures flottent autour d’eux, jamais énoncées.

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Ce matin, je prends le café dans les beaux quartiers. Mon voisin porte les cheveux longs sur la nuque et le jean avec bottines. Dans la pile des journaux du jour, il a ouvert le Parisien, juste avant que son téléphone sonne. La rentrée s’est bien passée. Cette année, sa dernière est entrée en prépa. Son fils fait un stage chez Lagardère, il lui a trouvé un costume et des chaussures, mais elles sont trop petites. Sa seconde passe en ce moment-même les examens du barreau. La plus grande vient de soutenir brillamment un mémoire sur la perception des fonctionnaires dans les cabinets de conseil. Je trouve son actualité aussi remplie que réussie. Tout ce temps, le regard de Marie-Alice le fixe, posé sur la table, une femme intelligente et indépendante néanmoins tombée sous l’emprise d’un chauffeur de taxi italien, une relation toxique qui a fini par la tuer.