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On a rejoint la rivière par la route du bas, deux vieux avaient posé les fauteuils en toile à l’ombre du pont les pieds dans l’eau, j’avais oublié mon maillot alors je suis entrée en robe pour ne pas choquer, c’était agréable le tissu flottait l’eau était douce, on a séché sur le rocher le soleil a fini de tomber, les cailloux étaient tous de taille parfaite mais sans personne pour les lancer, avant de partir on s’est retrempé, ma robe a séché en chemin ça aussi c’était bien. Les jeunes ont sauté de joie quand on a proposé d’aller chercher des pizzas, mais en nous voyant le monsieur est sorti de derrière son camion les bras levés il avait tout vendu. Alors on est rentrés, réjouis parce qu’on avait réussi à connecter le portable à l’autoradio. Marie était contente parce qu’on allait pouvoir manger les restes. Nous aussi.

Attention, fausse alerte. Les 150mots ont tellement apprécié les vacances qu’ils les prolongent ! Rendez-vous en 2022…

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Emeline ramène doucement mon bras vers l’avant. Quelque part sous le cou, le plaisir irradie dans l’un de ces endroits qu’on n’atteint jamais, confits dans leurs tensions. Elle m’explique, l’élévateur est le muscle profond, le trapèze le superficiel. Elle montre aussi, le mouvement naturel de l’épaule montant paume vers le ciel, et l’autre, qui demande un effort et que je n’exécute plus qu’avec peine. Je visualise, un peu. De toute façon, nous discutons comment plutôt que pourquoi, l’origine de cette extrême inflammation musculaire lui échappe. J’imagine un monde où la mécanique interne de nos mouvements et douleurs participerait des connaissances communes. Dès l’école, les enfants développeraient une image précise de ce qui se passe à l’intérieur. Tout au long de notre vie, nous disposerions du vocabulaire et surtout de la capacité de nous représenter les mécanismes en action. Pourquoi pas, sourit Emeline.

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Adèle a les traits tirés. Il est tard et la recherche qu’elle entame la plonge dans les affaires de violences sexuelles sur mineurs. Je compatis et j’embraye. Moi-même, je ne supporte plus de me confronter ainsi à la misère de ces vies abîmées, comme je le faisais avant. Savoir qu’elle existe est une chose, se saisir des détails en est une autre. Elle acquiesce, la saturation pointe déjà. L’autre jour, voir quelqu’un dormir sur le trottoir lui a paru insoutenable. Heureusement, la perspective d’une formation de yoga en Inde au terme du contrat la soutient. A-t-elle entendu les révélations récentes sur les comportements sexuellement déplacés d’un maître yogi fondateur ? Elle ignorait. J’argumente sur le glauque de ces agissements tout au long du trajet. En la quittant devant la bouche de métro, une gêne s’insinue. Quel besoin avais-je de salir l’horizon de sa fatigue ? Manque de tact ou légère perversité, je ne sais.

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Bienvenue. Bienvenue. Bienvenue. Jeanne n’a plus tant de mots mais qu’est-ce qu’elle les utilise bien. Sur la terrasse de son cabanon de trappeur, la mer devant, le maquis derrière, elle plante son poids sur la canne pour ouvrir grand un bras. Puissance du geste et emphase de l’adresse suffisent à rendre le reste superflu. On se prend à goûter la concision des conversations par interjection. Hélas, se désole-t-elle, les mains au ciel, à l’annonce de la séparation. La fluidité des échanges avec les familiers impressionne. Satanas, désigne-t-elle d’un regard gourmand les gâteaux à éloigner. Jeanne donne le rythme et nous ralentissons tous, suspendus à ses mots énoncés un par un qu’il faut habiller de sens. On rigole bien, toute une soirée, à reconstituer l’histoire de la grand-mère corse à partir de bribes, chacune intensément exhumée. Le récit du lendemain, complété par une informatrice plus prolixe, perd en saveur ce qu’il gagne en exactitude.

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Eric a raté son entrée. Plutôt que d’admettre son erreur de procédure, il m’a accueillie pour un entretien préalable au licenciement. J’ai fait l’andouille. Moi qui venais ingénument discuter rupture conventionnelle, m’aurait-on trompée ? Le calcul de l’indemnité ne différait-il pas ? Directeur en herbe, l’assurance discrète de son adjointe lui était bien utile, mais pas suffisamment pour l’empêcher de déballer leurs calculs. Notable différence en effet, ai-je apprécié. La proposition d’une rupture avec l’indemnité du licenciement ne venant pas, je me suis impatientée. Compréhensive, je l’étais, et ravie de bavarder, mais d’autres soucis m’occupaient. Un cancer, oui monsieur. Il a blêmi, la lumière s’est faite et j’ai obtenu la somme. En me serrant la main, il s’est penché comme pour m’envelopper de sa sollicitude. Un homme bien sensible. Moi, je le laisserai venir, m’avait conseillé Dominique. Une réussite presque trop facile pour ma première négociation de fin de contrat.

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Du fond de son siège, il profite de la vue plongeante sur les écrans de ses voisins avec l’indiscrétion inoffensive de son jeune âge. Il se penche pour chuchoter. Elle a cliqué sur envoi de mail. Lire ce qui l’entoure reste un plaisir récent. On écrit un message à papa pour le prévenir qu’on est installés dans le train ? Notre conversation résonne dans la rame entièrement absorbée par des images numériques. S’occuper deux heures avec un enfant dans un espace clos, mes réflexes ressurgissent sans en convoquer les souvenirs. Seuls producteurs de bruit, nous gênons, mais modérément. Et alors, raconte, elle est comment ta nouvelle chambre ? Entre nous, la familiarité est tout aussi certaine que neuve. J’appartiens à sa vie en biais, mais lequel ? Pas l’âge d’être une grand-mère, moins initiée qu’une tante, plus concernée qu’une nounou. Je me figure les hypothèses de nos voisins curieux, l’oreille à l’affût des indices de notre lien.

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Maintenant j’ai les cheveux très courts m’a prévenu Anne. Elle les a bruns aussi. Sa bouche court d’une oreille à l’autre, comme si elle occupait maintenant sa juste place. Quand on demande comment ça va, elle donne des nouvelles du traitement en cours. Fatigue raisonnable, légère récupération de la concentration. Elle a l’air en forme. Elle raconte sa vie réorganisée, diminuée mais active, les conférences, le cinéma, les amies récentes. Un quotidien de parenthèse, avec des traces de l’existence d’avant. Les jeunes autour de nous boivent la fin de la semaine, le bruit devient pénible. Avant de partir, je veux des précisions. Cette chimio, elle dure jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que les cellules mutent. Mon regard reste interrogatif. Après on changera de molécule. Le traitement n’aura pas de fin. Tant que je le supporte, ça va. La difficulté, c’est de se réhabituer chaque fois aux effets secondaires. Elle ajoute, mon espoir c’est l’immunothérapie.

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De plus en plus souvent, mamie Suzon me fait répéter. Pour être exacte, vaquant à ses occupations, elle ne réagit à mes sollicitations qu’après plusieurs tentatives. Rien pour m’étonner, je sais l’histoire du grand-père Barbet sourd comme un pot, cornet à la main, et j’ai articulé à m’en décrocher la mâchoire face à mémé, les dernières années. L’avenir de mes propres oreilles m’inquiète d’ailleurs régulièrement. Reste que cela m’agace. Vieillir n’implique pas de se laisser aller. Et chez mamie Suzon, comme en nul autre lieu, il est d’usage que mes désirs prévalent. Mamie, tu devrais porter des appareils, dis-je et redis-je, contrariée. Elle opine, elle élude ; rien ne se passe. Visite après visite, j’insiste, j’argumente, je fais la leçon. Il importe d’éviter la dégradation, ne pas se couper des autres, profiter des progrès technologiques. Mais tu sais ma chérie, je suis bien dans mon silence, finit-elle par me répondre.

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Dans l’attente de la résolution, vous pouvez consulter le compte #Alertepelleteuse. Le directeur des services informatiques promet de nous tenir informés, depuis qu’il a annoncé l’arrêt des téléphones. Emission, réception, tout est coupé. Ne reste qu’à attendre la réparation des fibres sans doute arrachées par des coups de pelleteuse distraits. L’ironie pointe quand il nous suggère de patienter en suivant un fil Twitter, notre distraction moderne après tout. Suis-je la seule dans l’Université à découvrir les photos en cascade de câbles coupés et de commentaires rageurs ou désespérés ? En gros plan, mal cadrées, les images dessinent la France des travaux de voirie près de chez soi dont les pelleteuses sont les héroïnes. On moque les ouvriers, on dénombre les personnes atteintes ou les heures de privation, on tourne les opérateurs en dérision, on se plaint de la gêne occasionnée; il faut se sentir moins seul.

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Vous savez ce qu’on va faire ? J’ouvre la caisse pour casser votre billet et la monnaie que je vous donne, vous l’utiliserez pour me payer. J’étais gênée d’acheter 0,38 centimes de gingembre avec un billet de cinquante euros, mais l’enthousiasme que montre la vendeuse pour sa solution m’échappe. Ombre à paupières travaillée au-dessus du masque, large sourire dessous, on l’imagine vive et bien disposée. A la petite dame qui me précède à la caisse, elle fait exhumer puis payer sans autre commentaire le paquet de gâteau glissé au fond du caddie. Voilà, deux billets de vingt, un de cinq et le reste en pièces, ça vous va ? Comme ça vous me donnez cinquante centimes et je vous en rends douze ! Manifestement, décomposer l’opération l’a ravie. Qu’aurait changé le fait de me rendre simplement la monnaie sur cinquante euros, je ne le saisis toujours pas. Je sors du magasin troublée.

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Comme dans le film d’Agnès Varda, quand Pomme patiente à Amsterdam sur son lit superposé avec des femmes de tous âges venues se faire avorter, nous peuplons le sous-sol aménagé en salle d’attente, traversant une épreuve similaire à différents moments de vie. Les sièges multicolores vont par paire, quelques vieux couples, des mères et des filles, des amies parfois, ça papote, ça regarde dans le vide. Des jeunes femmes pimpantes affichent leur parti-pris actif et tonique. On repère quand même le turban sur la tête de ces solitaires aguerries. Les mines les moins défaites ne sont pas nécessairement les mieux loties, sait-on. Peu de visages souriants sortent de consultation. Les petits groupes cherchent un coin tranquille pour discuter hors de portée d’oreille. Les autres s’en fichent bien, pourtant. Etrange pudeur envers ces inconnus avec qui l’on partage l’expérience du cancer. On ne fait pas tant de manières dans le métro.

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J’ai hésité à venir. Refuser n’était pas si coûteux, y aller non plus. Finalement la curiosité l’a emporté. J’ai quand même négocié une porte de sortie ; partir après mon intervention. Robert discourt devant de jeunes économistes dans une longue salle sans fenêtres. Une discussion technique sur les mesures de qualité de vie en santé, ou l’expérience des patients saisie par le langage de l’utilité. Une performance de cours magistral à l’ancienne, le propos s’enchaîne en mêlant données originales, commentaire d’initié, réflexion métaphysique et références théoriques implicites. Chaque mot prononcé m’est connu et toutes les significations m’échappent. Pour reconnaître ce qui importe, je me fie aux stylos qui s’activent. Sur les visages lisses de l’assistance, je guette les lueurs de compréhension, les hochements entendus, les creux de vigilance, les tentatives d’humour qui portent. Ils sont attentifs mais à aucun moment je ne saisis à quoi. Deux heures d’exotisme à ma porte.

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Ma mère est toute contente de son nouveau cabinet. Le lit d’examen est un fauteuil bain de soleil Ikea. Trois chaises dépareillées attendent, autour du bureau, que la commande arrive. Mais les papiers ont disparu. Quatre décennies de dossiers de patients, des monceaux de fiches cartonnées couvertes d’annotations et débordant de résultats d’examens, parties à la corbeille. Tout tient dans un disque dur et une commode. Une petite révolution. Certes, le sol blanc est déjà maculé de traînées noires qui résistent au lavage. L’entrepreneur s’est manifestement trompé de peinture. Il faudra tout refaire, dès qu’il sera rentré de vacances. N’est-elle pas contrariée ? Va-t-elle au moins s’énerver contre celui qui salope le travail et, ce faisant, son effort de renouveau? Le regard reste paisible et ravi. Pas du tout. A quoi bon ? Et puis là n’est pas l’essentiel. Elle voulait faire la bascule, elle l’a faite.

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La tribune trop étroite ne nous accommode pas tous, il faut ajouter une table pour que nos cinq corps s’agencent. Nous y replaçons les pancartes à nos noms. Nous posons nos manteaux et sortons nos attirails. C’est l’installation. Nos gestes mesurés engagent déjà notre rôle à venir. Professionnels, sérieux mais néanmoins aimables, concentrés tout en restant accessibles, nous prenons le masque. Nos regards glissent sans s’y arrêter sur l’assemblée dans la salle. Je compte exactement autant de public que d’orateurs. Instinctivement unis, nous restons impassibles devant les chaises vides. La situation exige une assistance ; nous devons la créer, dans le même mouvement, au risque sinon de vaciller. Nous faisons abstraction de son absence avec un art consommé. Le président de séance prend la parole.

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Je crois bien que j’ai une partie du cervelet qui est gelé, me dit Dominique. J’avais vu une animation avec les enfants sur les transformations de l’adolescence. Elle montrait le cervelet en tour de contrôle dépassée par ce degré de complexité inédit, incapable tout à coup de rien coordonner des mouvements des ados. Gelé c’est bien, ça n’a pas disparu, c’est là mais je n’arrive plus à l’utiliser. Dominique parle d’une capacité d’initiative et d’un désir de faire les choses. Jamais, avant, elle n’aurait supporté si longtemps une situation qui ne lui convenait pas ; elle aurait agi. Elle enchaîne les métaphores. A force de se prendre des murs, on hésite à y aller. Elle a parlé de purée quelquefois. Ce n’est pas que désagréable, dit-elle, on a l’impression de poser ses valises. Je me demande si c’est cela, descendre une des marches de l’âge.

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Depuis bientôt deux heures, Euclides disserte. A la moindre relance, la machine repart sans laisser aucune chance à la discussion. L’écoute flottante, mon dernier rempart, est devenue inefficace depuis environ une demi-heure. J’ai tenté le mouvement, croisé, décroisé, recroisé les jambes, sans aucune lueur de connivence. Mes deux compagnons restent impassibles, assommés ou subjugués. Je n’entends plus le portugais, les seules fluctuations de la langue m’agacent. L’impatience se diffuse depuis les jambes dans tout le corps, j’avance et recule sur ma chaise. D’un coup, la limite est atteinte, je me trouve prisonnière de la péroraison. Les heures passées à écouter sans broncher mon père discourir sur Euclide refluent jusqu’à l’insupportable. Euclide, entre deux glissements sur ma chaise, je fais le lien. Redressement du buste, je dois sortir de ce piège. Dès qu’il reprend sa respiration, je l’interromps.