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On a rejoint la rivière par la route du bas, deux vieux avaient posé les fauteuils en toile à l’ombre du pont les pieds dans l’eau, j’avais oublié mon maillot alors je suis entrée en robe pour ne pas choquer, c’était agréable le tissu flottait l’eau était douce, on a séché sur le rocher le soleil a fini de tomber, les cailloux étaient tous de taille parfaite mais sans personne pour les lancer, avant de partir on s’est retrempé, ma robe a séché en chemin ça aussi c’était bien. Les jeunes ont sauté de joie quand on a proposé d’aller chercher des pizzas, mais en nous voyant le monsieur est sorti de derrière son camion les bras levés il avait tout vendu. Alors on est rentrés, réjouis parce qu’on avait réussi à connecter le portable à l’autoradio. Marie était contente parce qu’on allait pouvoir manger les restes. Nous aussi.

Attention, fausse alerte. Les 150mots ont tellement apprécié les vacances qu’ils les prolongent ! Rendez-vous en 2022…

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Et tes 150mots, tu reçois beaucoup de réactions ? Toujours quelques-unes. Régulières, impulsives, longuement mûries, critiques, précises, pudiques, enthousiastes, elles disent les plaisirs de la langue, l’excès d’implicite, la gêne de cette exposition intime, le salut en passant, le rituel installé, les souvenirs en rebond, parfois en 150mots. De samedi en samedi et au détour des conversations, ces fragments de vie existent dans le monde et j’y prends un plaisir inconnu. Mes productions universitaires m’ont habituée à l’inconfort de l’écriture, tant je les assume mal. En parler avec d’autres est une épreuve désagréable. Un comble de la chercheuse, quand la publication est la seule trace tangible de son travail et marque sa position dans l’espace des idées. Je découvre qu’on peut mettre quelque chose sur la table sans vouloir le reprendre dans le même mouvement, comme une progéniture à laquelle on tient avec ses imperfections et dont on espère qu’elle nous échappe.

Les 150mots prennent une pause estivale. A très vite !

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Mon autostoppeur prie. Il m’a demandé la permission, juste après s’être installé sur le siège passager pour faire la route jusqu’à Calama. Je n’ai pas compris immédiatement, hors contexte j’avais oublié ce que signifiait rezar. Il pose les mains à plat sur ses genoux, les lève à hauteur du menton et enfin les tourne vers le sol, je perçois sa concentration. Du coin de l’œil, je devine le léger mouvement de tête vers la gauche qui semble indiquer la fin de la séquence. Parfois, il en enchaîne plusieurs d’affilée. Ensuite, il reprend la conversation là où nous l’avons laissée. Les premières fois, je me laissais surprendre et ma dernière question restait en suspens, le temps de. Maintenant, l’échange est calibré, une ou deux questions-réponses, pas plus. Suffisamment pour s’informer. Il est turc, sa fille de 8 ans vit à Antofogasta, lui s’est installé dans plusieurs villes du Nord du Chili depuis deux ans, il cherche du travail maintenant qu’il a quitté son emploi de guide pour un tour operator. La subtile sensation d’incohérence dans ses propos tient-elle à ces hachures du dialogue ? A sa demande abrupte de savoir si je suis du signe des Gémeaux ? Passée l’étrangeté, s’installe un rythme presque idéal. Pendant qu’il prie, je regarde le désert rose pâle qui défile, dans un silence imposé, et l’interruption répétée de nos échanges leur évite de devenir des banalités. Pour une conversation d’autoroute, ce n’est pas si mal.

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Mamie Suzon a dédié ses mémoires à la tenace intransigeance de sa petite-fille. J’y pense, j’y pense, a-t-elle répondu des mois durant à mon insistance. Ces récits familiaux mille fois entendus au fil des années, dont ne me restaient que la musique et le plaisir des détails, il y avait urgence à les conserver. Elle n’était pas éternelle. Voilà, m’a-t-elle tendu un jour un tas de feuillets manuscrits intitulés mémoires. J’ai plongé dans sa verve et dans une enfance de misères et d’amitiés bienfaisantes, la mère aigrie de souffrances, la cousine adorée, la solitude de la petite fille au sanatorium, la bonté des Sœurs. J’ai plaidé pour la suite, sans ébranler son refus de raconter la vie adulte. Trop de malheur, je n’y reviendrai pas. L’absence de rature ne m’est apparue que plus tard. Douze pages tracées d’une traite et sans remords. Elle y avait pensé, en effet.

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Emeline ramène doucement mon bras vers l’avant. Quelque part sous le cou, le plaisir irradie dans l’un de ces endroits qu’on n’atteint jamais, confits dans leurs tensions. Elle m’explique, l’élévateur est le muscle profond, le trapèze le superficiel. Elle montre aussi, le mouvement naturel de l’épaule montant paume vers le ciel, et l’autre, qui demande un effort et que je n’exécute plus qu’avec peine. Je visualise, un peu. De toute façon, nous discutons comment plutôt que pourquoi, l’origine de cette extrême inflammation musculaire lui échappe. J’imagine un monde où la mécanique interne de nos mouvements et douleurs participerait des connaissances communes. Dès l’école, les enfants développeraient une image précise de ce qui se passe à l’intérieur. Tout au long de notre vie, nous disposerions du vocabulaire et surtout de la capacité de nous représenter les mécanismes en action. Pourquoi pas, sourit Emeline.

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Adèle a les traits tirés. Il est tard et la recherche qu’elle entame la plonge dans les affaires de violences sexuelles sur mineurs. Je compatis et j’embraye. Moi-même, je ne supporte plus de me confronter ainsi à la misère de ces vies abîmées, comme je le faisais avant. Savoir qu’elle existe est une chose, se saisir des détails en est une autre. Elle acquiesce, la saturation pointe déjà. L’autre jour, voir quelqu’un dormir sur le trottoir lui a paru insoutenable. Heureusement, la perspective d’une formation de yoga en Inde au terme du contrat la soutient. A-t-elle entendu les révélations récentes sur les comportements sexuellement déplacés d’un maître yogi fondateur ? Elle ignorait. J’argumente sur le glauque de ces agissements tout au long du trajet. En la quittant devant la bouche de métro, une gêne s’insinue. Quel besoin avais-je de salir l’horizon de sa fatigue ? Manque de tact ou légère perversité, je ne sais.

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Elle doit garder l’attelle dix jours, le double pour les activités sportives, la docteure lui a tout expliqué. Cela fait plusieurs mois que je ne me suis pas trouvée debout dans cette entrée à échanger les nouvelles après avoir monté la valise du dimanche soir jusqu’au palier. Réunion de rentrée, gestion des sorties en semaine, récentes sautes d’humeur, la connivence circule sans peine autour de notre adolescente. Rivalités, conflits et revendications se sont asséchés avec la disparition de leurs objets. Il est loin le temps où la fidèle amie m’approvisionnait en blagues dès la porte passée, pour adoucir la transition. De biais, je devine le léger arrondi du ventre sur la silhouette encore familière. Les yeux rivés sur son téléphone, il soutient à peine l’échange. On l’a dérangé sans doute. En redescendant l’escalier, je cherche en vain la trace du sentiment de dépossession qui a pourtant existé, à l’époque.

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Bienvenue. Bienvenue. Bienvenue. Jeanne n’a plus tant de mots mais qu’est-ce qu’elle les utilise bien. Sur la terrasse de son cabanon de trappeur, la mer devant, le maquis derrière, elle plante son poids sur la canne pour ouvrir grand un bras. Puissance du geste et emphase de l’adresse suffisent à rendre le reste superflu. On se prend à goûter la concision des conversations par interjection. Hélas, se désole-t-elle, les mains au ciel, à l’annonce de la séparation. La fluidité des échanges avec les familiers impressionne. Satanas, désigne-t-elle d’un regard gourmand les gâteaux à éloigner. Jeanne donne le rythme et nous ralentissons tous, suspendus à ses mots énoncés un par un qu’il faut habiller de sens. On rigole bien, toute une soirée, à reconstituer l’histoire de la grand-mère corse à partir de bribes, chacune intensément exhumée. Le récit du lendemain, complété par une informatrice plus prolixe, perd en saveur ce qu’il gagne en exactitude.

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Eric a raté son entrée. Plutôt que d’admettre son erreur de procédure, il m’a accueillie pour un entretien préalable au licenciement. J’ai fait l’andouille. Moi qui venais ingénument discuter rupture conventionnelle, m’aurait-on trompée ? Le calcul de l’indemnité ne différait-il pas ? Directeur en herbe, l’assurance discrète de son adjointe lui était bien utile, mais pas suffisamment pour l’empêcher de déballer leurs calculs. Notable différence en effet, ai-je apprécié. La proposition d’une rupture avec l’indemnité du licenciement ne venant pas, je me suis impatientée. Compréhensive, je l’étais, et ravie de bavarder, mais d’autres soucis m’occupaient. Un cancer, oui monsieur. Il a blêmi, la lumière s’est faite et j’ai obtenu la somme. En me serrant la main, il s’est penché comme pour m’envelopper de sa sollicitude. Un homme bien sensible. Moi, je le laisserai venir, m’avait conseillé Dominique. Une réussite presque trop facile pour ma première négociation de fin de contrat.

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Du fond de son siège, il profite de la vue plongeante sur les écrans de ses voisins avec l’indiscrétion inoffensive de son jeune âge. Il se penche pour chuchoter. Elle a cliqué sur envoi de mail. Lire ce qui l’entoure reste un plaisir récent. On écrit un message à papa pour le prévenir qu’on est installés dans le train ? Notre conversation résonne dans la rame entièrement absorbée par des images numériques. S’occuper deux heures avec un enfant dans un espace clos, mes réflexes ressurgissent sans en convoquer les souvenirs. Seuls producteurs de bruit, nous gênons, mais modérément. Et alors, raconte, elle est comment ta nouvelle chambre ? Entre nous, la familiarité est tout aussi certaine que neuve. J’appartiens à sa vie en biais, mais lequel ? Pas l’âge d’être une grand-mère, moins initiée qu’une tante, plus concernée qu’une nounou. Je me figure les hypothèses de nos voisins curieux, l’oreille à l’affût des indices de notre lien.

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Maintenant j’ai les cheveux très courts m’a prévenu Anne. Elle les a bruns aussi. Sa bouche court d’une oreille à l’autre, comme si elle occupait maintenant sa juste place. Quand on demande comment ça va, elle donne des nouvelles du traitement en cours. Fatigue raisonnable, légère récupération de la concentration. Elle a l’air en forme. Elle raconte sa vie réorganisée, diminuée mais active, les conférences, le cinéma, les amies récentes. Un quotidien de parenthèse, avec des traces de l’existence d’avant. Les jeunes autour de nous boivent la fin de la semaine, le bruit devient pénible. Avant de partir, je veux des précisions. Cette chimio, elle dure jusqu’à quand ? Jusqu’à ce que les cellules mutent. Mon regard reste interrogatif. Après on changera de molécule. Le traitement n’aura pas de fin. Tant que je le supporte, ça va. La difficulté, c’est de se réhabituer chaque fois aux effets secondaires. Elle ajoute, mon espoir c’est l’immunothérapie.

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Il a décidé de l’emmerder. Dans la rue d’abord, quand il l’a suivie en voiture, alternant insultes et propositions. Claire Dolan l’a semé. En entrant dans le café désert où elle lit en buvant son thé, ensuite. Debout contre la table il provoque, il s’énerve, il menace, conforté par la présence silencieuse de son acolyte. Elle lui renvoie son visage d’oiseau buté. Une silhouette se détourne au comptoir. Impossible de fuir et aucune aide en vue ; elle est seule. J’aime pas trop ta tête, je préfère ton copain. Lui, le défi l’excite, il attend la suite, le corps tendu vers l’agression. Tu le laisserais passer en premier? Il accuse le coup physiquement, sonné, ravale ses mots, recule. Les deux hommes sortent, elle souffle, longtemps. Impressionnée, je tente de comprendre. Comme si, en s’emparant avec ses mots de cet acte sexuel forcé qu’il brandissait, Claire Dolan avait retourné le rapport de force.

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Ce sont des femmes, jeunes et déjà matures, qui écrivent bien. Elles décrivent leurs déboires, ruptures amoureuses, blessures familiales et ratés amicaux qui sont aussi les nôtres, avec humour et sans apitoiement. Léger, le ton est cru et sans coquetterie.
On s’y retrouve, imparfaite, fragile et néanmoins complète ; un certain idéal de féminité. Mais le naturel ne se chasse pas si aisément. L’homme providentiel, prince charmant moderne, émerge en toile de fond. Il n’est pas parfait, d’ailleurs on ne sait rien de lui puisque justement il arrive après la bataille, ouvrant l’ère des résolutions, quand la confiance infuse et que les heurts s’apaisent. Etre celui qu’il fallait, telle est sa qualité.
Je m’indigne de ces livres de tourments écrits depuis l’amour confiant. La posture est tellement confortable. Encore un réflexe de pimbêche, d’aller chercher la fragilité du lecteur en exposant la sienne, tout en précisant, ah mais moi c’est terminé tout cela !
Je reste discrète. Mon agacement laisse perplexe et si je m’explique, la frontière entre détester et jalouser s’affine dangereusement. Suis-je la seule à repérer ce subtil procédé ? Est-ce par peur de m’avouer le désir d’être à leur place ? Aucune envie de le savoir ; je continue à fulminer en silence à chaque occasion. Jusqu’à ce que cela m’arrive. L’amour confiant, etc… Depuis, je n’ai pas écrit de livre. Mais on dirait que j’ai été prise à mon propre piège. Je ne sais plus quoi penser.

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On sait qu’un jour les enfants partent mais avait-on compris que ce jour-là on n’aurait plus rien à élever ? Certes, ils restent dans les parages, avec si tout va bien du plaisir à se voir, des moments à partager, des demandes à entendre, des échanges à inventer. Et puis on le voit venir de si loin qu’on s’impatiente des innombrables retours en arrière. Puisque vous partez, partez donc, que je retrouve cette légèreté oubliée de ne rien devoir au quotidien. Vient le mouvement qui finalement les dégage de cette emprise douce. C’est ailleurs, seuls ou avec d’autres qu’ils déploient l’énergie quotidienne, les levers et les couchers, les menus accrocs qui tissent la continuité. On est soulagé, un peu vide aussi, mais surtout cette roue au cœur de nos gestes qu’il suffisait d’alimenter s’est décalée. Il n’y a plus qu’à s’organiser pour la suite.

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Arrête ! Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi ! Même étouffés, les hurlements prennent tant de force dans l’ambiance feutrée de l’espace de consultation en sous-sol que je quitte mon siège pour chercher d’où ils viennent. S’il y a bagarre, peut-être faut-il intervenir. Au fond d’un couloir, je l’aperçois à travers la lucarne en plastique des portes battantes. Il paraît grand dans sa blouse blanche, charlotte bigarrée sur la tête, coincé contre le distributeur de boissons qu’il manque percuter du nez à chaque cri lancé à son téléphone. Seul. Sa rage exsude l’insupportable des mots prononcés à l’autre bout et l’impuissance à les arrêter. C’est lui qui s’énerve et pourtant on compatit, soulagé néanmoins par l’absence physique de l’interlocuteur ; sinon on s’inquiéterait de la suite des événements. Je retourne m’asseoir dans le silence des gens qui attendent, tristesse, fatigue ou colère remisées à l’intérieur. Il n’y avait personne à sauver.

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De plus en plus souvent, mamie Suzon me fait répéter. Pour être exacte, vaquant à ses occupations, elle ne réagit à mes sollicitations qu’après plusieurs tentatives. Rien pour m’étonner, je sais l’histoire du grand-père Barbet sourd comme un pot, cornet à la main, et j’ai articulé à m’en décrocher la mâchoire face à mémé, les dernières années. L’avenir de mes propres oreilles m’inquiète d’ailleurs régulièrement. Reste que cela m’agace. Vieillir n’implique pas de se laisser aller. Et chez mamie Suzon, comme en nul autre lieu, il est d’usage que mes désirs prévalent. Mamie, tu devrais porter des appareils, dis-je et redis-je, contrariée. Elle opine, elle élude ; rien ne se passe. Visite après visite, j’insiste, j’argumente, je fais la leçon. Il importe d’éviter la dégradation, ne pas se couper des autres, profiter des progrès technologiques. Mais tu sais ma chérie, je suis bien dans mon silence, finit-elle par me répondre.

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Ils promènent un chien et portent un short. Jamais ils n’ont marché jusqu’ici, elle en est sûre. La preuve, sur la photo qu’elle avait prise, la maison grise, celle qu’ils viennent de dépasser, se situait au fond. Lui croit bien se souvenir que si, pourtant, ils ont déjà atteint ce point, ils avaient même été au-delà. Elle crie, Non. Je retrouverai la photo et tu verras. Elle le domine d’une tête. Ils repartent tous trois en direction de la dune. Ils ont presque atteint l’extrémité des planches, déjà la couche de sable s’épaissit. Quelques mètres plus loin, là où les autres passants rebroussent chemin, ils s’arrêtent à nouveau. Elle gesticule, montre du doigt la mer au loin, puis la promenade, puis la maison. Il fixe l’horizon, le menton baissé. Il continue d’insister. C’est lui qui tient la laisse du chien. Ils restent là plusieurs minutes.

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Mon oncologue dit le tam pour parler du tamoxifène. Je la préfère à la chirurgienne qui a offert d’ôter tout le sein quand j’ai voulu discuter l’opération et à la radiothérapeute qui s’est réjouie de mon tee-shirt rouge pour me tranquilliser sur les effets secondaires. Elle a la réponse précise, les arguments étayés et l’opinion claire. A moi, ensuite, d’exprimer la mienne. Ce n’est pas elle, après tout, qui me donnera la pilule tous les matins. Son art est cependant consommé. Quand je m’étrangle parce qu’à son ferme avis, il faut s’accrocher au tam, elle se tourne sans un mot pour énoncer à son dictaphone, la patiente ne souhaite pas reprendre son traitement en raison des effets secondaires intenses. La formule m’impressionne. Ai-je vraiment dit non ? Sûrement, je dois pouvoir essayer encore un peu, dès que je serai prête. Elle me tend l’ordonnance d’un air conciliant. J’admire son habileté.

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Dans l’attente de la résolution, vous pouvez consulter le compte #Alertepelleteuse. Le directeur des services informatiques promet de nous tenir informés, depuis qu’il a annoncé l’arrêt des téléphones. Emission, réception, tout est coupé. Ne reste qu’à attendre la réparation des fibres sans doute arrachées par des coups de pelleteuse distraits. L’ironie pointe quand il nous suggère de patienter en suivant un fil Twitter, notre distraction moderne après tout. Suis-je la seule dans l’Université à découvrir les photos en cascade de câbles coupés et de commentaires rageurs ou désespérés ? En gros plan, mal cadrées, les images dessinent la France des travaux de voirie près de chez soi dont les pelleteuses sont les héroïnes. On moque les ouvriers, on dénombre les personnes atteintes ou les heures de privation, on tourne les opérateurs en dérision, on se plaint de la gêne occasionnée; il faut se sentir moins seul.

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Il est arrivé avec son sourire gentil. J’avais pensé à acheter de la sauce tomate au basilic. Pendant que les pâtes cuisaient, il a raconté l’examinateur du permis, la colère de son grand-père, l’excitation des cours qu’il avait choisis, les mille et une choses réalisées en seulement une semaine. J’ai réfléchi, a-t-il dit en s’asseyant, je veux bien que vous m’aidiez pour la nourriture, mais pour le logement, ce sera un prêt, c’est non-négociable. Je tiens à payer mon appartement. Il a réfuté mes arguments puis j’ai accepté. Quand on a trinqué pour l’avenir, il a renversé la tête pour vider sa Cachaça d’un trait. Et toi, c’est bien ta rentrée ? a-t-il demandé soudain. Bon, je repasserai demain prendre mes affaires. Il a claqué la porte sur un dernier sourire fier. Je suis retournée dans la cuisine. Mon fils est venu dîner chez moi, pour la première fois.

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Vous savez ce qu’on va faire ? J’ouvre la caisse pour casser votre billet et la monnaie que je vous donne, vous l’utiliserez pour me payer. J’étais gênée d’acheter 0,38 centimes de gingembre avec un billet de cinquante euros, mais l’enthousiasme que montre la vendeuse pour sa solution m’échappe. Ombre à paupières travaillée au-dessus du masque, large sourire dessous, on l’imagine vive et bien disposée. A la petite dame qui me précède à la caisse, elle fait exhumer puis payer sans autre commentaire le paquet de gâteau glissé au fond du caddie. Voilà, deux billets de vingt, un de cinq et le reste en pièces, ça vous va ? Comme ça vous me donnez cinquante centimes et je vous en rends douze ! Manifestement, décomposer l’opération l’a ravie. Qu’aurait changé le fait de me rendre simplement la monnaie sur cinquante euros, je ne le saisis toujours pas. Je sors du magasin troublée.

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Comme dans le film d’Agnès Varda, quand Pomme patiente à Amsterdam sur son lit superposé avec des femmes de tous âges venues se faire avorter, nous peuplons le sous-sol aménagé en salle d’attente, traversant une épreuve similaire à différents moments de vie. Les sièges multicolores vont par paire, quelques vieux couples, des mères et des filles, des amies parfois, ça papote, ça regarde dans le vide. Des jeunes femmes pimpantes affichent leur parti-pris actif et tonique. On repère quand même le turban sur la tête de ces solitaires aguerries. Les mines les moins défaites ne sont pas nécessairement les mieux loties, sait-on. Peu de visages souriants sortent de consultation. Les petits groupes cherchent un coin tranquille pour discuter hors de portée d’oreille. Les autres s’en fichent bien, pourtant. Etrange pudeur envers ces inconnus avec qui l’on partage l’expérience du cancer. On ne fait pas tant de manières dans le métro.

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Sur la table, au milieu des ouvrages féministes, L’infanticide, Collectif. C’est un court livre paru chez un petit éditeur. La préface en explique l’intention, née d’un énième procès mettant en cause l’ignoble folie de la mère. Il faut lever le tabou sur ces événements et déplier les multiples questions qui gênent, plutôt que de s’en dédouaner par des condamnations faciles. En ouverture, le témoignage poignant d’une femme incarne en quelques pages les enfants qui s’enchaînent tous les douze mois et l’extrême solitude, l’emprise brutale du mari et le vertigineux vide de paroles, l’impossibilité du refus et le psychiatre qui renvoie à la docilité domestique, les rumeurs du voisinage et la vision intolérable d’un avenir de grossesses se succédant à l’infini, la répétition des avortements mais que faire de ceux qui échappent et naissent quand même alors qu’on n’en peut plus ? Les brefs textes qui suivent exposent et dénoncent les motifs structurels, ceux qui rendent possible cet impensable. Pamphlet à charge contre une société où ces choses-là non seulement arrivent mais sont à la charge de la mère. Louable et digne effort de ces auteurs qu’on imagine des femmes, militantes et universitaires. Car on n’en sait rien, de qui elles sont. On a beau vérifier, page par page, incrédule. Aucun texte n’est signé, préface pas plus que chapitres. Aucun des membres du collectif – lui-même anonyme – n’est désigné, le témoignage est simplement daté. Les seuls noms que contient cet objet figurent dans la bibliographie. Etrange effet de cette absence totale d’identification dans un ouvrage qui veut révéler les non-dits. On suppose l’intention respectueuse et modeste de laisser les individualités à l’arrière-plan. Au contraire, cette invisibilité trouble et crée le doute. Faudrait-il encore se cacher quand on prend la parole sur ce sujet, alors même qu’on revendique de le faire exister ?

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J’utilise le je dans mon livre pour me situer au niveau individuel, mais il ne s’agit pas de parler de moi, dit Grégoire Bouillier à la radio. Il vient de produire deux fois 600 pages sur l’amour, qui évidemment s’occupent surtout d’autre chose. Tu as osé le je et il n’a rien de personnel, ont commenté plusieurs membres du jury, à propos de mon mémoire d’habilitation à diriger les recherches. Deux-cents pages rédigées à la seule intention de quelques collègues choisis, pour retracer ce que l’on a fait et été pendant deux décennies. Un étrange exercice du monde universitaire que j’ai saisi pour expérimenter les écritures. Anecdotique, intime, intellectuel, les différents récits se redoublent pour raconter plusieurs fois une même vie. Le je, je ne l’avais pas remarqué. Tu parles de toi pour parler de nous. La formulation était inattendue. Qu’ils aient perçu mon intention m’a touchée.

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Mais qu’est-ce que tu cherches à la fin ? Depuis 47 minutes, elle accepte les gros plans sur son visage ensommeillé, s’efforce de répondre de sa vie avec la réticence et la bonne volonté de qui cède à une enfant insistante. Finalement, Martha fixe sa bloody daughter et sa caméra. Tu voudrais qu’on parle, mais la réalité c’est qu’on a du mal. Tu vois, tu bailles, sourit-elle. Elle est tendre. Sans aucune envie d’examiner ses actions révolues, elle se prête à ce règlement de compte en douceur, tout comme sa fille assume, avec grâce, d’ignorer ce qu’elle cherche vraiment. Face à son père échouant une énième fois à la reconnaître juridiquement, Stéphanie Argerich montre ses larmes en même temps qu’elle admet le ridicule de son acharnement. Souvenirs, questions et non-dits se succèdent, sans résolution ni chute. Tout du long, nous envahit l’affection qui, elle, ne cesse de circuler.